L'ESTHETIQUE

 

 

    "Que l'on songe aux milliards qu'ont coûté les trente-six mille monuments aux morts, dont trente mille au moins sont une insulte à la mémoire de ceux à qui ils sont consacrés. Quelle prescience il avait, ce diplomate prévoyant, qui proposait comme texte du premier article du traité de Versailles : que tous les monuments aux morts dussent être élevés en pays vaincus".

 

     Ce jugement de Jean Giraudoux, rapporté par Michel Ragon (L'Espace de la Mort), résume, de façon fort sévère, la valeur artistique que l'on accorde aux monuments aux morts. Pompiers, académiques, sont les termes qui reviennent le plus souvent dans les critiques.

 

      D'autres jugements seront tout aussi sévères.

 

   "Bientôt il n'y aura plus une commune de France qui ne possède son Mémorial élevé à ses enfants tombés au champ d'honneur. Ces monuments érigés sur les places publiques sont souvent énormes et coûtent fort cher. Mais combien hélas ! sont dignes de l'idée noble qu'ils symbolisent. Beaucoup sont d'une puérilité déconcertante, voire d'un grotesque navrant.

 

     Ici c'est un poilu appuyé sur un trophée et qui foule aux pieds un casque à pointe. Là c'est une victoire ailée qui ressemble à une oie au milieu d'un flamboiement de grenades. C'est le monument impersonnel qui n'a rien de commun avec l'idée de sacrifice ou le culte du souvenir qu'il prétend perpétuer.

 

    Il est temps d'arrêter l'éclosion dans notre beau pays de monuments qui font aussi peu d'honneur à notre bon goût qu'à la mémoire des Morts qu'ils perpétuent.

 

     Que les Monuments du Souvenir soient pétris par de véritables artistes. Ceux qui se sont sacrifiés pour la Patrie ont bien mérité cet honneur". (Pilote de la Somme, novembre 1922)

 

    L'auteur de l'article recommande "pour aboutir à l'art le plus pur ... de mettre les projets au concours" comme le feront certaines communes. 

 

     C'est très beau d'honorer la mémoire de nos glorieux morts ; mais qu'au moins on le fasse artistiquementconclut-il.

 

      Ou encore cet extrait, fort virulent, d'un article paru dans la Gazette de Péronne du 23 octobre 1924 :

 

    "... les villages de France sont presque tous enlaidis par le fruit d'un très beau sentiment exprimé à contre sens. Nous voulons parler des monuments aux morts qui s'élèvent au carrefour et sur les places publiques, devant l'église le plus souvent portant la liste des enfants du pays qui ne sont pas revenus ...

 

    Lorsqu'on lit ces noms on ne pense plus à rien d'autre, mais lorsqu'en voiture on passe devant le monument comment ne pas être frappé par la laideur agressive de cet ex-voto !

 

   Comment les municipalités ne se sont-elles pas rendu compte que c'est rendre un hommages dérisoire aux soldats que les représenter par ces images en bronze ou en simili bronze aussi platement vulgaires !

 

   Les vrais coupables sont les fabricants en série dont il aurait fallu empêcher le trafic, mais les résultats n'en sont pas moins désastreux.

 

   En avons-nous vu de ces "poilus" d'Opéra comique, empêtrés d'un fusil qu'ils tiennent comme un balai, la tête couverte d'une coiffe singulière qui veut être un casque couronné de lauriers, figures falotes qui se dressent dans le ciel sans aucun souci de l'harmonie et n'arrivent jamais à faire partie du paysage ! ... Il y a des exceptions à cette règle, bien sûr, mais malheureusement peu nombreuses".

 

Autre jugement péremptoire : 

 

  "A quoi bon engager une recherche sur les monuments aux morts ? Leur laideur reconnue ponctue sans surprise nos agglomérations et justifie amplement qu'on ne les regarde pas."

 

Philippe Rivé, Les monuments aux morts de la première guerre mondiale, La documentation française, Paris 1911.

 

 

     S'il est vrai qu'un certain nombre d'oeuvres méritent cette sévérité, c'est aller un peu vite que de les condamner toutes.

 

     Retenons les propos d'un maire parlant du monument de son bourg :

 

" Vous l'avez voulue simple cette stèle commémorative : qu'importe la splendeur du mausolée, le plus magnifique monument de la plus grande ville n'atteindra jamais en beauté le sacrifice sublime du plus humble, du plus ignoré des Poilus de France ! (L'Echo du Vimeu 1921).

 

Un des buts de notre étude est de faire découvrir ou redécouvrir ces monuments aux morts dont quelques uns sont remarquables, et qui méritent que l'on fasse un détour pour les découvrir et perpétuer ainsi le devoir de mémoire.

 

 

 

 

 

       Devant ce déferlement de monuments nés de la bonne volonté de la population, les autorités ont dû préciser certains points, en particulier sur le plan esthétique.  

 

        Ainsi, le Ministre de l'Intérieur, le 10 mai 1920, adresse une lettre aux Préfets :

 

     "il m'a été signalé, et j'ai eu l'occasion de constater par les croquis joints aux dossiers, que les projets présentés sont dus, pour la plupart des cas, soit à des industriels qui n'hésitent pas à les entreprendre "en série" dans un but exclusivement commercial, soit à des sculpteurs et architectes dont les productions sont trop souvent loin de répondre à un souci d'esthétique.

     Pour conseiller et guider les municipalités dans cet ordre d'idées, je vous prie de bien vouloir réunir une Commission chargée d'examiner les projets présentés.     

       Tous les dossiers qui me parviendront devront contenir, en même temps qu'un croquis du monument, l'avis de ladite Commission".

 

     De ce souci, naît donc la Commission d'examen des projets d'érection de Monuments Commémoratifs aux Morts de la Guerre. Tous les projets lui sont soumis et elle les renvoie aux communes avec un avis critique.

      Ces commissions, attentives à la décence du monument, ne cherchent cependant pas à imposer des critères esthétiques.

     

    « En raison des ressources restreintes dont disposent la plupart des communes, il ne peut s’agir d’exiger d’elles la présentation de projets constituant de véritables œuvres d’art, mais plutôt de les guider dans cet ordre d’idées en les mettant surtout en garde contre les monuments fabriqués en "série" par des industriels étrangers à tout souci d’esthétique". Lettre du ministre de l’intérieur datée du 18 mai 1920, adressée au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.

 

      Dans la Somme, la Commission, présidée par le Secrétaire général de la Préfecture, est composée d'Albert Roze, alors Directeur de l'Ecole nationale des Beaux-Arts, de Messieurs Neys, professeur d'architecture à cette même école, Douillet, architecte à Amiens, Ballereau, architecte départemental et Bénard.

       

 

      Les projets vont affluer avec certaines précisions comme pour celui de Fontaine-sur-Somme dont le sculpteur était Albert Roze :

 

      "Le Comité et l'auteur du projet ont eu la préoccupation de ne pas cacher par un monument trop élevé le portail de l'Eglise ... "

 

     Souci peut-être aussi de ne pas heurter la circulaire du Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, du 5 juin 1919, qui stipulait que

 

      " tout projet de plaque ou de monuments à placer dans un édifice historique doit, avant son exécution, être transmis à l'administration des Beaux-Arts, avec dessin à l'appui, pour examen par la Commission des Monuments historiques ".

 


 

 

   La Commission semble avoir bien joué son rôle. Les reproches majeurs adressés aux projets concernaient le mépris fréquent des règles de l'art, la banalité : beaucoup trop de monuments semblables, peu d'inspiration et d'originalité.

 

     Devait-on systématiquement s'en remettre à des sculpteurs de renom, pour éviter ainsi toute banalité ?

 

    Tel n'est pas l'avis de Michel Ragon qui se  réjouit que ces monuments n'aient pas été tous confiés à des mains renommées.

 

    S'ils l'avaient été, ces monuments seraient devenus objets "muséifiés".

 

   "Les circuits touristiques auraient prévu la visite de tel monument de Brancusi dans tel village, de tel monument de Lipchitz, ou de Zadkine ou de Maillol ailleurs.

 

   Alors que, oeuvres de tacherons statuaires, ils se sont transformés en sculptures populaires, correspond au goût de la majorité de la population. Leur esthétique est certes une retombée de la statuaire académique florissante au Père Lachaise. Mais ils expriment aussi le goût du mélodrame, du beau-geste, de la chanson cocardière". (Michel Ragon, L'espace de la mort, Paris; 1981)

 

 Les projets, soumis à la Commission, reviennent avec un avis circonstancié, des conseils techniques précis pour améliorer la qualité artistique de l'oeuvre, comme pour la commune de Brouchy. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Voici l'avis de la commission concernant le monument de Morchain ci-contre :

 

 

 

   "La composition du monument ne manque pas d'allure mais le motif principal étant sculptural, il est désirable que le dessin de cette sculpture soit moins sommaire et le sujet plus lisible.

 

    On peut deviner, à peine, près du poilu gisant, les orphelins de la guerre, mais le dessin est trop médiocre pour apprécier la valeur de l'idée. On demande un dessin qui mette mieux en valeur l'oeuvre du sculpteur".

 

   Tel n'était pas l'avis du maire qui dans une lettre adressée au sous-préfet le 4 avril 927 fait remarquer :

 

   "malgré ses imperfections il a le mérite de ne pas sortir d'un atelier où on les fabrique en série ; il a donc une note originale".

 

(AD 80 99R 334033)

 

 

 

 

 


 

        Parfois le jugement est plus sévère :

 

      " Le dessin du monument est tout à fait insuffisant et mal présenté sans aucune indication d'échelle, le socle semble au dixième mais la proportion ne correspond nullement à la cote vaguement indiquée de 3.10 environ. Il faudrait plus de précision, une échelle et une proportion exactes. En outre il vaudrait mieux supprimer la cannelure triangulaire qui coupe la pyramide en deux sous la croix de guerre. Tracer les profils avec plus de soin et de régularité."

       

         peut-on lire sur l'avis de la commission émis en 1925 pour la commune de Bussu.

 

 

     Mais certains maires, comme à Bovelles,  contesteront l'avis rendu par la Commission comme en témoignent les délibérations ci-dessous relevées aux Archives départementales de la Somme :

 

 

 

   Ce qui provoquera une réponse de la commission d'artistes et de spécialistes dans laquelle ils s'insurgent, officiellement, contre la généralisation de certains projets qui sont, à ses yeux, une atteinte à l'esthétique.

 

    Dans une lettre au Préfet, en janvier 1921, elle met en rapport la grandeur de l'hommage dû aux morts et la piètre qualité des oeuvres destinées à matérialiser cet hommage en précisant notamment :

 

       "On ne saurait donc invoquer légitimement l'excuse de l'insuffisance des ressources. Un véritable artiste n'est pas désarmé par la simplicité. Il trouve une solution dans la pureté des lignes et dans la juste proportion."

 

 

   

 

 

 

 

 

  Quand le projet est confié à un artiste dont la renommée est certaine, la Commission réagit avec plus de "tact" !

 

     Ainsi pour le monument de Breuil elle précise :

 

 "ce monument se distingue heureusement de la banalité et du déjà vu.

 

   Il est vrai que sa valeur dépendra de celle de la sculpture. Mais sur ce point on peut faire confiance à M. Molliens.

 

  En conséquence la Commission donne un avis favorable "(Amiens le 4 avril 1932)

 

 


 

 

 

   La population, elle aussi se prononça. Une habitante de Canchy témoigne :

 

  "J'ai le souvenir que le monument n'a pas été apprécié par tous et que, au lever du drap ou du drapeau qui le recouvrait, il y a eu un effet d'horreur (la grosseur du soldat), d'incompréhension ...

 

   Cependant, les Canchéens d'aujourd'hui sont fiers de leur monument qui est minutieusement entretenu."

 

  Autre son de cloche dans un article signé Spectator, dans l'Echo du Vimeu du 21 janvier 1922 :

 

      "Taillé dans la pierre de Verdun, un soldat casqué, l'arme à portée de la main, regarde vers l'Est. L'expression est sobre, nette, symbolique : la guerre est finie, mais la paix n'est pas gagnée ... Est-ce donc faire preuve d'un esprit belliqueux que de demeurer sur une vigilante garde ? Telle est la haute signification de l'oeuvre que j'ai pu contempler hier ... 

   

    Le soldat d'Abbal résume dans une synthèse puissante, virile, les qualités dominantes du héros d'une époque héroïque, du "poilu" de la grande Guerre : simplicité d'allure, courage tranquille, ténacité dans l'effort.

 

       La paisible population de Canchy a montré par son accueil qu'elle aimait le "soldat" qui veille désormais sur ses destinées".

 

 


 

      Bien souvent la commission n'émettra aucun avis car, comme elle le précisera dans nombre de ses  comptes-rendus, le monument est déjà érigé voire inauguré !